jeudi 3 avril 2008

Héraldique syldave


Lors de son premier voyage en Syldavie, Tintin part en tant que secrétaire du professeur Halambique (même si c'est plus par curiosité pour tous les évènements qui ont suivi sa rencontre avec le savant).
Halambique est sigillographe, il étudie les sceaux, il en a même une belle collection qu'il montre au jeune reporter en culotte de golf (ce n'est d'ailleurs pas très pro et déontologique de garder ces sceaux, mais bon, passons).
Parmi ceux-ci, celui d'Ottokar IV est une pièce assez rare. On y voit un blason, d'autres apparaissent au cours de l'album, ce qui permet de faire une petite étude de l'héraldique (l'étude des blasons, une de mes lubies).
Ce sceau d'Ottokar IV date de la seconde moitié du XIVe siècle, puisque ce roi a régné à partir de 1360. On y voit un petit blason posé sur un pélican couronné. La bordure porte la devise de la Syldavie, une phrase prononcée par le roi.
L'écu pourrait se blasonner ainsi : à la barre et à la bordure, en effet il y a une bande qui part du coin inférieur gauche vers le coin supérieur droit (une barre dans le jargon), la bordure n'est peut-être que le fait de la gravure du sceau. Ce sceau peut être rapproché de celui des Balsic sauf qu'il s'agit d'une bande et non d'une barre (la bande est dans l'autre sens). Cette famille était basée au XIVe siècle autour du lac de Skadar qui sert aujourd'hui de frontière entre l'Albanie et le Monténégro, lac où d'ailleurs vivent (ou vivaient) de nombreux pélicans !!
Le blason suivant apparaît sur une reproduction d'une "gravure" (il doit en fait s'agir d'une enluminure) du XIVe siècle représentant Ottokar IV (encore lui !) prononçant sa fameuse devise en frappant de son sceptre un baron rebelle. Sur la tunique de celui-ci apparaît un blason d'or au rencontre de taureau de sable acorné d'argent (c'est-à-dire un écu doré sur lequel on voit une tête de taureau de face, noire avec des cornes blanches). Le blason du baron Staszrvitch est assez proche de celui du duché de Bukovine, à cheval sur les actuelles Roumanie et Ukraine, acquis par l'Autriche-Hongrie sur les Turcs en 1777 ou de la Moldavie (reproduit à côté), une autre région de Roumanie (pour certains, la Syldavie est le mélange des régions roumaines de Tran-SYL-vanie et de Mol-DALVIE !).
Le dernier blason, celui du roi Muskar XII, apparaît à la fin de l'album, presque comme un sceau apposé à la fin d'un document pour le signer. C'est celui qu'on voit en haut à droite de la page de mon blog. A noter que sur l'édition originale il était un peu différent, les quartiers 1 et 4 avaient un fond bleu et non jaune (le sceptre aussi est différent).
Ces armoiries se blasonnent : écartelé au 1 et 4 d'or au pélican de sable et au 2 et 3 de gueules à deux croissants d'argent posés en pal. En général le pélican dans les armoiries n'est pas représenté comme ici mais dans son nid en train de s'ouvrir le cou pour nourrir ses enfants. En effet des légendes médiévales laissaient penser que le pélican nourrissait sa progéniture avec son sang, ce qui en faisait une représentation de Jésus (mais je ne vais pas vous faire une leçon de catéchisme).
Le fait qu'on a changé de blason par rapport à celui d'Ottokar IV permet de penser qu'on a changé de famille régnante en Syldavie. On a gardé le pélican mais la présence des croissants, symbole musulman par excellence, prouve, encore une fois, l'influence ottomane sur le pays.

5 commentaires:

Marc a dit…

Bravo pour l'étude héraldique dans l'oeuvre d'Hergé; un peu inattendue :-)
Le sens de la devise syldave "Eih bennek, eih blavek" est : "j'y suis, j'y reste" Il s'agit de la transposition phonétique de cette phrase en dialecte bruxellois qu'Hergé pratiquait et dont il se servait pour les noms de personnages ou des idiômes étrangers (Arrumbaya par exemple.)

Quant au blasonnement des armoiries, les croissants sont rangés en fasce et non en pal.

Bravo, néanmoins.

Marc

Anonyme a dit…

Que voici une belle exploration de la Syldavie considérée d'un point de vue héraldique.
Mais comme chacun le sait, quand on pénètre dans l'Europe des Balkans, tout se complique. Quelques précisions :

1° je ne trouve pas de bande dans le blason des Balsic mais une tête de loup arrachée.
2° en revanche, je trouve : de gueules à la bande d'or pour un blason très ancien des Vojislavljevic.
3° le blason de la Moldavie figuré sur cette page s'énonce : de gueules au rencontre d'aurochs, accompagné à dextre d'une quintefeuille, à senestre d'un croissant tourné et en chef d'une étoile, le tout d'or.
Dans l'actuelle Moldavie on arbore officiellement un blason légèrement différent.
4° le blason de l'ancien duché de Bucovine :
parti d'azur et de gueules au rencontre d'aurochs de sable, accorné d'argent et lampassé de gueules, accompagné de trois étoiles d'or mal ordonnées.
5° les dynasties des rois syldaves restent un grand mystère au-delà du 14ème siècle. Entre 1360 (Ottokar IV) et 1939 (Muskar XII) plus de cinq siècles nous contemplent, dans le plus grand silence. On peut imaginer que différentes familles princières aient pu accéder au trône et qu'un roi syldave ait, à cette occasion, modifié le blason royal. Rien n'est sûr. Le roi de France Charles V transforme son blason et opte pour les trois fleurs de lys, sans qu'il y ait rupture dynastique à ce moment-là. Un changement de famille régnante ne s'accompagne pas non plus nécessairement d'un changement du blason royal.
Voir ma note de blogue sur ce thème :
http://lalongue-vue.m6blog.fr/archive/2009/08/22/le-blason-de-la-syldavie.html

Et qu'est-il advenu du roi Muskar XII, jeune encore en 1939 (Le Sceptre d'Ottokar), lorsque, 14 ans plus tard, on s'active en Syldavie à la construction d'une fusée lunaire (Objectif Lune, 1953) ?
Bien cordialement.
Le général Tapioca.

Hattencourt a dit…

On sait que dans l’album « Le Sceptre d’Ottokar » (page de garde et p 62) édité chez Casterman, Hergé dessine les armoiries de la Syldavie décrites par l’héraldique de la façon suivante :
Ecartelées 1 et 4 D’or au pélican éployé de sable,
2 et 3 de gueules à deux croissants d’argent accolés,
tournés à dextre avec pour devise : “ eih bennek, eih blavek ”

Il s’agit d’armoiries “ modernes ” puisqu’on a appris page 2 que le sceau du roi de Syldavie Ottokar IV comporte un blason composé d’une bordure et d’une barre (sans couleur ni émail ou métal définissable).

L’existence d’un écartelé est une source d’interrogations : en effet, les armes royales ne sont pas « d’or au pélican éployé de sable », à l’image du drapeau national (page 59 : pélican noir sur fond jaune).

Je pense qu’Hergé a estimé tout simplement que le seul pélican sur les pleines armes ferait un peu trop simple, tant par les couleurs (deux teintes) que par les motifs ; c’était un grand coloriste, et il devait apprécier ce qui est la règle fondamentale de la science héraldique : exprimer par la clarté (déjà la fameuse « ligne claire ») du dessin et de la couleur, l’histoire d’un nom, d’une famille ou d’un pays ; donc il a ajouté un autre motif et d’autres couleurs (rouge et blanc), par répétition, le tout pouvant être justifié par l’histoire d’un pays balkanique.

Ceci dit, puisque notre rôle est d’interpréter l’œuvre telle que créée par Hergé, la présence de l’écartelé peut avoir à mon avis trois significations, toutes enseignées par la pratique héraldique:

1) Soit de rappeler pour la postérité la victoire historique du baron sur les troupes turques à Zileheroum en 1127: dans ce cas les quartiers 2 et 3 reprendraient le drapeau de l’occupant ottoman, ce qui rejoint l’analyse d’un internaute (1) sur la présence des croissants sur champ de gueules, évoquant la présence turque sur le pays (notamment le drapeau actuel de la Turquie, qui comporte un croissant de lune blanc sur fond rouge).

Le croissant « tourné » (donc à dextre, dont les pointes sont tournées sur la gauche de l’écu) ne se retrouve (sauf erreur de ma part) que sur le drapeau du Turkménistan (et encore, légèrement penché); il y a surtout un croissant dit « montant » (Mauritanie), des croissants contournés (pointes tournées à senestre donc à droite) comme sur les drapeaux de l’Algérie, des Comores ou de la Malaisie; pour tenter d’être complet, je rappelle qu’il s’agit d’un motif privilégié dans l’iconographie musulmane mais certainement pas réservé à l’islam : les croissants abondent sur les blasons occidentaux ; ils sont synonymes de noblesse et de richesse (2).

Enfin, pour compléter l’étude d’un internaute intervenant sur le site de « manu-en-syldavie », j’ai relevé que les armes de la Moldavie se décrivaient également avec un croissant tourné à dextre (3) ; et qui plus est, il y a également un croissant tourné sur les armes de la Valachie (autre province de Roumanie).

A suivre ...
Thierry FOYARD

(1) « manu-en-syldavie »
(2) l’excellent site « blason-armoiries.org », avec les armoiries décrites, et qui rappelle également que cela n’a rien à voir avec les Croisades
(3) site « ghyka.com »
(4) site « blason-armoiries » en saisissant « pélican héraldique »
(5) lire les développements de Michael Maclagan dans « les dynasties d’Europe » éditions Bordas, sur les armes des familles régnantes de Siciles, de Naples, d’Autriche

Hattencourt a dit…

Suite Analyse héraldique:

2) Soit de rappeler en outre le rattachement par cette victoire d’une province turque ou islamisée au royaume de Syldavie : dans cette hypothèse le royaume serait composé de deux parties bien distinctes, au moins par leur peuplement et leur religion ; cette analyse est renforcée par la description de la Syldavie qu’en donne la plaquette touristique que lit Tintin (page 19 du Sceptre): formé « de deux grandes vallées »: il y aurait donc bien deux provinces formant un seul pays.

Des commentateurs ont bien noté d’ailleurs que la présence permanente de l’islam dans le paysage et la population syldaves (minarets, tenues ottomanes, notamment lors de la fête nationale), en indiquant d’ailleurs (et je suis bien d’accord) que c’était pour faire couleur locale, alors que par ailleurs l’élite dirigeante (le roi, les ministres, les militaires) présente un aspect entièrement occidental avec une discrète présente chrétienne, celle de la fête de Saint-Wladimir, mais aucun clocher et encore moins de croix (ce qui peut donner à réfléchir sur une bande dessinée paraissant dans un hebdomadaire ne cachant pas son origine catholique : mais c’est un autre débat) ; cependant, il est vrai, le pélican est un symbole très explicite du christianisme, mais Hergé le savait-il ? Je dirais non car le pélican d’Hergé n’est pas celui habituellement reproduit en héraldique, qui comporte en outre en pied trois jeunes pélicans et des gouttes de sang sur la gorge, appelées « piété » (4).

Sans trop d’imagination, on peut donc affirmer qu’à l’image des actuels pays comme le Monténégro ou la Bulgarie, la Syldavie est un pays de tradition chrétienne avec une forte minorité musulmane.


A suivre ...

Thierry FOYARD

(1) « manu-en-syldavie »
(2) l’excellent site « blason-armoiries.org », avec les armoiries décrites, et qui rappelle également que cela n’a rien à voir avec les Croisades
(3) site « ghyka.com »
(4) site « blason-armoiries » en saisissant « pélican héraldique »
(5) lire les développements de Michael Maclagan dans « les dynasties d’Europe » éditions Bordas, sur les armes des familles régnantes de Siciles, de Naples, d’Autriche

Hattencourt a dit…

Suite et Fin analyse héraldique Syldavie:

(...)


3) Dernière hypothèse (ici également issue de l’expérience héraldique) : les quartiers 2 et 3 représenteraient une revendication des droits de souveraineté de la Syldavie sur une province ou un pays voisin dont la dynastie du roi Muskar XII estime avoir hérité ou sur lequel elle avait autrefois autorité : ce type de rappel historique se retrouve dans maintes armoiries (5); mais l’exemple le plus connu est celui de la permanence des armes de France (dans sa suprême élégance : D’azur à trois fleurs de lis d’or) au quatrième quartier des pleines armes du Royaume-Uni et cela pendant plus de 400 ans (jusqu’au début du XIXème siècle) après la fin de l’occupation britannique en France, et ceci pour manifester une revendication devenue toute théorique sur la couronne de France !

Ce pays réclamé par la Couronne syldave et dont les armes sont de gueules à deux croissants d’argent, ne serait-il pas la Bordurie voisine ? On sait (« Affaire Tournesol ») que le régime actuel a pour emblème un accent circonflexe noir, porté soit sur un cercle blanc lui-même sur fond rouge (brassard) soit directement sur fond rouge (drapeau national : op.cit. p 47); mais à mon avis ce n’est pas le drapeau d’origine de la Bordurie : c’est celui du parti qui a pris le pouvoir (à l’image du parti nazi ou du parti bolchevique dont Hergé a fait la fusion avec beaucoup d’esprit) ; mais la même vignette qui montre le drapeau montre également un minaret : comme la Syldavie, la Bordurie serait un pays avec une forte population musulmane: le drapeau de la Bordurie avant la prise du pouvoir par le maréchal Plekszy-Gladz aurait donc (ou aurait contenu de tels « meubles ») été rouge avec deux croissants blancs tournés vers la gauche (pour employer un langage plus simple).

Cela signifierait que si la Bordurie a tenté d’annexer la Syldavie, cette dernière aurait pu avoir la tentation d’annexer la Bordurie dans un passé plus lointain, la Bordurie étant peut-être le pays limitrophe (pas encore dénommé Bordurie) où les armées turques se sont réfugiées après leur défaite de 1127 ; voici de nouveaux développements à attendre pour résoudre cette interrogation insoupçonnée entraînée par l’étude de l’album, que les distingués tintinologues auront cœur à rechercher.

Thierry FOYARD

(1) « manu-en-syldavie »
(2) l’excellent site « blason-armoiries.org », avec les armoiries décrites, et qui rappelle également que cela n’a rien à voir avec les Croisades
(3) site « ghyka.com »
(4) site « blason-armoiries » en saisissant « pélican héraldique »
(5) lire les développements de Michael Maclagan dans « les dynasties d’Europe » éditions Bordas, sur les armes des familles régnantes de Siciles, de Naples, d’Autriche